Récit d’un apprentissage – Edward à Eau de Paris

Mon apprentissage et, plus largement, mon choix de rejoindre le Master Juriste de Droit Public s’est inscrit dans une démarche visant à définir ma direction professionnelle entre deux perspectives de carrière. En effet, notre Master offre l’avantage significatif de s’adapter à une vaste gamme d’aspirations, tant professionnelles qu’académiques. J’ai donc opté pour la rédaction d’un mémoire en première année, suivie d’un apprentissage lors de la seconde. Ce parcours offrait un cadre idéal pour un jeune étudiant encore indécis, confronté aux appels divergents de sirènes le poussant vers deux voies distinctes : exercer dans le domaine de la commande publique en tant que juriste ou acheteur, ou poursuivre un doctorat dans le but de devenir enseignant-chercheur.

Suite à la rédaction de mon mémoire de première année sur un sujet de commande publique, j’ai entamé un apprentissage en tant qu’acheteur public chez Eau de Paris du 1er octobre 2022 au 31 août 2023. Eau de Paris est la régie de la Ville de Paris créée en 2008 dans un mouvement de remunicipalisation de son service public de l’eau. J’y ai rejoint la Direction Administrative et Financière, au Pôle Propriété Intellectuelle et Moyens Généraux (PAPIMG).

Avant de rentrer dans le détail du poste, il faut savoir que le rôle d’acheteur est relativement polysémique, et les missions qu’il englobe varient selon les stratégies de politique d’achat adoptées par l’entité en question. Il peut différer dans le profil recherché des acheteurs (formés soit en droit, soit en ingénierie d’achat) et l’étendue des tâches qui leur sont confiées. Par exemple, il est possible qu’ils ne soient pas chargés de la rédaction des contrats. Il est donc crucial pour les futurs apprentis d’examiner attentivement les descriptions de poste lorsqu’il s’agit de commande publique.

Au sein d’Eau de Paris, le poste d’acheteur, principalement occupé par des juristes, inclut les procédures d’élaboration et de passation du marché. Le processus d’achat est structuré en plusieurs étapes clés. Tout commence par la définition des besoins en collaboration avec le « chargé d’affaires » (représentant la direction pour laquelle le besoin est exprimé), suivie par le sourcing et le benchmarking, qui consistent à collecter des informations sur le marché économique concerné et à rencontrer des acteurs clés pour affiner précisément le besoin. Le projet de marché issu de cette phase est ensuite formalisé et pré-validé par la direction pour prévenir d’éventuels rejets. Les documents essentiels du marché, tels que le Cahier des Clauses Administratives Particulières (CCAP) et le Cahier des Clauses Techniques Particulières (CCTP), sont rédigés par l’acheteur à l’aide de divers outils et publiés sur plusieurs plateformes. Durant la période de publicité, les candidats peuvent poser des questions, auxquelles acheteurs et chargés d’affaires doivent répondre. Les offres sont ensuite analysées conjointement en se concentrant sur les aspects techniques et financiers, avec possibilité de négociation. Une fois l’attribution du marché validée par la direction, l’acheteur intervient dans son suivi, qu’un apprenti présent pour une durée limitée à un an ne verra pas sur ses propres marchés, mais sur ceux déjà en cours à son arrivée.

Mon expérience chez Eau de Paris a été fortement marquée par une approche pédagogique remarquable. Premièrement, dès le début de mon apprentissage, il m’a été confié un marché à renouveler, sur lequel je fus l’acheteur principal du début de la procédure jusqu’à sa notification. Ce projet a constitué le fil rouge de mon apprentissage, la procédure ayant duré les trois quarts de celui-ci (en raison de la longueur de certains délais, comme la publicité). Ce n’est que dans le dernier quart de mon temps dans l’entreprise, une fois mon expérience consolidée, qu’un marché issu de nouveaux besoins m’a été attribué. Ce modèle d’apprentissage responsabilise l’apprenti en le plaçant au cœur du processus d’élaboration et de passation du marché, plutôt que de le limiter à un rôle de soutien. De plus, travailler sur un marché renouvelé offre l’opportunité d’apprendre à partir des documents antérieurs, de se familiariser avec les mécaniques contractuelles et de tenter d’améliorer l’existant en rectifiant les erreurs précédentes.

En termes d’objectif, il s’agit de savoir gérer efficacement la tension entre la performance économique d’un marché et sa sécurité juridique. À cet égard, les qualités essentielles d’un acheteur résident dans sa rigueur, sa curiosité et sa polyvalence. Les domaines d’application des marchés étant diversifiés, il est crucial de pouvoir saisir rapidement les enjeux économiques, sociaux et environnementaux, tout en identifiant l’état actuel du marché et les principaux facteurs de dépenses. En cas de difficultés semblant insurmontables, l’avantage réside dans le fait que l’apprentissage se réalise au sein d’un bureau, en compagnie des autres acheteurs. Ces derniers, toujours ouverts à la discussion et prêts à apporter leur aide, sont une source précieuse de formation continue.

En second lieu, mon rôle consistait à apporter mon soutien sur d’autres marchés, à divers degrés d’importance, lors de certaines phases du processus d’élaboration, de passation ou du suivi. Cette participation permettait soit de mettre en pratique les connaissances acquises sur le marché qui m’avait été confié en début d’apprentissage, soit de me familiariser avec de nouvelles compétences qui pouvaient être réinvesties dans ce contrat. Certaines de ces interventions ont été spécifiquement choisies en fonction de mes compétences et de mes intérêts, comme l’élaboration de clauses et critères environnementaux, l’analyse des offres, ou encore des interventions dans un cadre précontentieux.

Inévitablement, j’ai dû me résoudre à faire un choix entre la recherche et la pratique du droit en tant qu’acheteur. De manière peu originale, à l’aube de cette seconde rétrospection, loin de la torpeur des derniers jours d’août et de la finalisation du mémoire accompagnant l’apprentissage (qui constituerait ici la première rétrospection), je ne peux m’empêcher d’associer mon parcours aux vers de Robert Frost dans « The Road Not Taken » (ou « Le Chemin Délaissé »). Selon une interprétation fidèle, deux chemins s’offrent au protagoniste, qui n’a absolument aucun moyen de les différencier. Il doit donc faire un choix, sans savoir s’il pourra revenir en arrière, il en choisit un au hasard et par la suite, valide de manière hypocrite son choix, arguant faussement qu’il prit le chemin le moins fréquenté. Tant le Master de Juriste en Droit Public qu’Eau de Paris, en me permettant d’explorer et de joindre ces deux chemins, m’ont aidé à éviter les angoisses d’un choix hasardeux, justifié postérieurement comme pour nier les remords de ne pas avoir exploré une autre possibilité.

J’ai effectivement choisi de m’engager sur la voie académique en entamant un doctorat. Ce choix ne découle pas d’un désenchantement vis-à-vis de la pratique. En réalité, ce sont les missions impliquant une recherche juridique approfondie, telles que la qualification de contrats de recherche et développement, qui ont ravivé mon intérêt pour la recherche. Cette passion a été renforcée par l’opportunité d’aborder une question théorique dans mon mémoire, une initiative que j’ai pu entreprendre avec l’accord exceptionnel et bienveillant de notre directrice de Master. Dans le même temps, mes collègues et supérieurs ont pleinement soutenu ce choix, me fournissant tous les moyens et la liberté nécessaires pour persévérer dans cette voie, et je leur en suis éternellement reconnaissant.

Malgré l’atypie de ce parcours, je ne regrette en rien mon apprentissage, dont les enseignements continuent de m’enrichir. J’ai pu développer des compétences et acquérir des connaissances dans des domaines variés, bien au-delà du droit, grâce à la diversité des enjeux traités dans le cadre des marchés abordés. J’ai eu le privilège de rencontrer des collègues véritablement passionnés par leur domaine, qui m’ont également offert des perspectives enrichissantes, tant sur l’achat public que sur d’autres secteurs. Expérimenter la vie interne d’une administration et confronter directement l’aspect pratique, souvent surprenant et complexe, aux théories explorées dans mon premier mémoire a profondément modifié ma façon de concevoir la recherche. Les enjeux pratiques auxquels j’ai été confronté ont renforcé ma rigueur juridique et amélioré mes capacités d’organisation, de synthèse, de clarification et de pédagogie, compétences essentielles dans mes activités d’enseignement.

Pour conclure, compte tenu de l’engagement personnel que requiert le doctorat, je ne peux que recommander à un étudiant encore indécis de se lancer dans ce parcours, dont il tirera indubitablement de grands bénéfices.